DIMANCHE 16 FEVRIER 2025 - 6° Dimanche du Temps Ordinaire . Année C
- benedictinesflee
- 17 mars
- 6 min de lecture
Homélie sur Luc 6 , 20 - 26
Béatitudes et « Malheuritudes »
« Heureux, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous … ». Nous reconnaissons la première des Béatitudes. Les Béatitudes qui nous les plus sont familières, ce sont celles que nous rapporte saint Matthieu : huit Béatitudes. Saint Luc, lui, les rapporte très différemment : il n’en cite que quatre, chacune avec son pendant dans les « malheuritudes », si j’ose dire, qui leur font suite : « Heureux, vous les pauvres, car le royaume de Dieu est à vous … Mais quel malheur pour vous, les riches, car vous avez votre consolation ! ».
D’un côté, les Béatitudes, c’est très beau ; mais d’un autre côté elles ont quelque chose de gênant. Dites-moi : est-ce que vous vous voyez aller dire à un SDF qui meurt de froid sous trois couches de cartons : « Tu en as de la chance, mon gars, parce qu’un jour tu auras une belle place au chaud dans le Royaume des cieux » ; ou encore, vous adresser à une maman qui pleure son fils mort dans un accident de voiture en lui disant : « Ne vous inquiétez pas, vous verrez qu’un jour ça passera, vous n’aurez plus mal, vous arriverez même à en rire » ?
Cela ne colle pas, bien sûr. Comment Jésus pourrait-il dire une chose pareille ? Jésus, qui a pleuré son ami Lazare avant de le ressusciter, prend part à nos peines, il les partage, il les vit avec nous. Il n’est jamais indifférent ou cruel.
Comment donc comprendre les Béatitudes ?
Saint Luc précise : « Jésus, levant les yeux sur ses disciples, déclara : Heureux, vous les pauvres … ». Jésus ne s’adresse donc ni au SDF ni à la maman en deuil, il s’adresse à ses disciples, c’est-à-dire à des personnes qui le suivent et le connaissent suffisamment pour comprendre de quelle pauvreté, de quelles larmes, de quelle faim, de quelle persécution il veut leur parler.
Une religion qui prétendrait consoler les malheureux en refusant de comprendre leur malheur et en leur promettant seulement une récompense dans l’au-delà, une telle religion serait intolérable, elle ne serait que « l’opium du peuple », selon la formule de Marx.
Ce n’est pas cela, bien sûr, que veut nous dire Jésus. Dans les Béatitudes, Jésus s’adresse d’abord à ses disciples, c’est-à-dire à des gens qui, à sa suite, ont déjà commencé à faire une expérience de bonheur. Jésus proclame heureux des hommes et des femmes qui, par le fait d’avoir déjà commencé à avoir un cœur de pauvre, un cœur sensible à la souffrance des autres et encore capable de pleurer, un cœur ouvert à ceux qui sont dans la misère, ont pu faire l’expérience que le vrai bonheur consiste à arrêter de défendre son argent, son temps, son confort personnel, pour commencer à se donner. S’ils sont heureux, c’est parce que, par là, ils ont choisi la manière de vivre de Jésus, ils ont déjà commencé à goûter le Royaume de Dieu !
« Heureux, vous les pauvres … Mais quel malheur pour vous, les riches ... ». Jésus ne canonise pas en bloc tous les pauvres, les affamés, ceux qui pleurent ou sont persécutés, pas plus qu’il ne diabolise en bloc tous les riches, les rassasiés, ceux qui rient et que l’on applaudit. Ce que Jésus nous dit, c’est que même au travers d’une vie difficile on peut faire un chemin caché mais magnifique, Jésus nous dit que toutes les situations douloureuses ou crucifiantes que nous pouvons traverser peuvent devenir un chemin vers le Royaume de Dieu ; elles le peuvent parce que quand tout va de travers Dieu est particulièrement incité à se pencher vers nous, Dieu est plus libre de faire autre chose en nous.
« Quel malheur pour vous, les riches », dit Jésus. Malheureux pourquoi ? Pas simplement par le fait qu’ils sont riches, car Jésus avait des amis parmi les gens fortunés : Matthieu et Zachée étaient riches, Marthe et Marie avaient des ressources, et Jeanne, qui suivait le groupe des disciples, était l’épouse de Kouza, l’intendant d’Hérode. Malheureux pourquoi, alors ? « car vous avez votre consolation ! ». Est riche, pour Jésus, celui qui n’attend plus rien de Dieu parce qu’il a refermé les mains sur son avoir et qu’il a mis toute sa « consolation » dans une sécurité matérielle. Être riche, selon Jésus, c’est s’être refermé en verrouillant cet espace de désir que seul Dieu peut combler.
Au contraire, « Heureux, vous les pauvres », dit Jésus, « car le royaume de Dieu est à vous », parce que votre richesse est ce règne de l’amour qui s’accomplit en vous. Jésus ne dit pas : « heureuse la misère », car la misère est un mal qu’il faut éliminer ; mais bien plutôt : « heureuse la pauvreté » qui ouvre le cœur aux dons de Dieu. Celle-là, et celle-là seule, est source de vraie joie.
« Quel malheur pour vous qui êtes repus maintenant, car vous aurez faim ! » Malheureux effectivement celui qui se repaît avec tant d’avidité de ce que la vie peut offrir qu’il n’a plus faim de Dieu. Parce qu’il se contente de l’immédiat et qu’il se laisse remplir des choses qu’il fait, qu’il possède ou qu’il convoite, il ouvre en lui-même comme un puits sans fond, et quand il rentrera en lui-même, une faim le tenaillera, la faim d’une vie authentique, ouverte, généreuse.
Au contraire, « Heureux, vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés » de ce que Dieu donne, car lui-même vous rassasiera.
Malheureux sommes-nous lorsque nous nous installons dans la facilité ou l’égoïsme, sans rien de profond qui nous passionne et nous motive, car nous nous retrouverons seuls, sans horizon ni amitié, quand l’épreuve nous visitera.
Heureux, au contraire, si nous savons pleurer avec ceux qui pleurent, car nous rirons dans la lumière de Dieu quand le sourire de Dieu aura triomphé de toutes nos peurs, et nous goûterons auprès de lui la joie des cœurs libres, la joie de ceux qui aiment et qui se savent aimés.
Malheureux sommes-nous, quand nous devenons les prophètes du laisser-aller, quand nous tournons le dos aux exigences du Royaume ou que « nous nous laissons mener à la dérive par tous les courants d’idées » à la mode (Ephésiens 4, 14) par crainte de nous affirmer croyants.
Heureux, bienheureux, en revanche, si à cause de Jésus il nous arrive d’être détestés, écartés, rejetés. Si vraiment c’est à cause de Jésus que l’épreuve traverse notre existence et que l’insécurité commence à nous menacer, alors bondissons de joie : c’est que Jésus veut nous associer à son destin de prophète ; et ce que nous n’aurons trouvé dans ce monde comme réussite ou comme crédit, comme renommée ou comme joies faciles, nous attendra auprès de Dieu, comme la récompense qu’il nous réserve.
Des gens qui sont heureux à la manière des Béatitudes, il en existe, nous en avons tous rencontrés … mais peut-être sans les reconnaître. Ce sont des gens ordinaires, qui font leurs courses au supermarché, qui ont des cors aux pieds et qui doivent surveiller leur cholestérol, comme tout le monde. Et ce sont des gens qui souvent ont, ou ont eu une vie difficile, difficile comme la vie l’est parfois : un mariage qui ne marche pas fort, des ennuis de santé, des drames de famille, des problèmes cachés pas très avouables, etc. Mais dans ces difficultés, ces personnes ont trouvé leur chemin. Pas sans mal, certainement, pas de façon triomphale, pas à la force des poignets. Non : elles ont mis un pied devant l’autre au jour le jour, sans arrogance. Et puis peu à peu un chemin s’est fait, qu’on n’aurait pas pu prévoir ou préparer d’avance ; un chemin s’est fait au travers des difficultés de la vie. Ces personnes ont survécu, elles ont compris progressivement sur quoi elles pouvaient baser leur propre sécurité, sur quoi elles devaient construire l’édifice de leur vie : sur ce qui passe ou sur ce qui ne passe pas. Elles ont compris que ce qui nous rend heureux, finalement, c’est tout ce qui nous aide à sortir d’une logique purement égoïste et individualiste pour nous faire entrer dans la logique de Dieu.
Les Béatitudes selon saint Luc ne se contentent pas de déclarer heureux ces gens, ces petites gens qui ont découvert le chemin du Royaume de Dieu, le chemin sur lequel ils avancent, en le sachant ou sans le savoir, en compagnie de Jésus. Mais ces Béatitudes se poursuivent en reconnaissant avec tristesse que tous n’ont pas découvert ce chemin, que c’est un malheur pour des riches d’être esclaves de leurs richesses, que c’est un malheur pour des repus de courir après le plaisir, etc.
Ce n’est pas une malédiction, c’est une constatation, et surtout une invitation attristée à reconnaître que l’essentiel leur manque ; ce n’est pas forcément une invitation à nous faire pauvres matériellement, à avoir faim, à pleurer, à rechercher la persécution, mais une invitation à remettre notre cœur à l’endroit.
Les Béatitudes sont une Bonne Nouvelle, mais les « malheuritudes » également car elles nous disent que la ligne qui sépare les « bienheureux » des « malheureux » n’est pas une barrière infranchissable ; elle n’est pas un équateur qui sépare définitivement le nord du sud. Si par malheur nous nous trouvons du mauvais côté de la ligne, alors il est encore temps d’écouter Jésus pour donner un nouveau tournant à notre vie, il est encore temps de rechercher la vie, la vraie vie que nous propose l’Evangile, la vraie vie à laquelle nous invite Jésus. Et si, ce qui est peut-être plus souvent le cas, nous avons un pied de chaque côté de la ligne, alors, pour être heureux et libres, n’attendons pas davantage pour placer les deux pieds du bon côté !
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